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Sur l’érotisme, encore

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digital51Certes le sujet est inépuisable, mais il épuise aussi et j’ai besoin en ce moment de toute mon énergie mentale aspirée déjà en grande partie par ce ciel vide, glacé et gris, pour faire face à la grande charge de travail qui m’attend tous les matins sur mon bureau. Nous allons passer à autre chose incessamment, mais je ne résiste pas, ne serait-ce que pour emplir une page pleine et trois colonnes sur ce sujet, d’en écrire une dernière avant la prochaine. C’est Maurice Merleau-Ponty qui m’en offre l’occasion. Il m’arrive souvent de visiter ce philosophe qui hante par ses livres ma bibliothèque, et relire au hasard un de ses nombreux articles et conférences, toujours pleins d’enseignements et de questionnement. Ce matin j’ai ouvert Signes (éditions Gallimard,), et suis tombé comme par hasard sur un article intitulé Sur l’érotisme. Je vous en livre sans commentaire un extrait. L’érotisme est un véritable enchantement et une bonne douche froide, rien de tel pour faire…déchanter.

Bon, j’agrémente l’article de quelques illustrations pour relever le tout… et faire passer la pilule.

Sur l’érotisme

126790portrait-of-the-marquis-de-sadeL’érotisme est-il une forme de courage intellectuel et de liberté ? Mais que deviendrait Valmont sans l’innocence de Cécile, sans la chasteté de la présidente ? Il n’aurait rien à faire. Que deviendraient les mauvais sentiments sans les bons ? Le plaisir de profaner suppose les préjugés et l’innocence. Il les suppose peut-être même chez le profanateur, et le concours de méchanceté que Mme de Merteuil et Valmont ont institué entre eux, on soupçonne à la fin du livre, qu’elle du moins ne l’a peut-être accepté que parce que Valmont comptait pour elle. Il n’y a de fleurs du mal que si il y a un Mal et un Bien, et de postulation vers Satan que s’il y a une postulation vers Dieu. Un certain érotisme suppose tous les liens traditionnels et n’a ni le courage de les accepter ni celui de les rompre. Ici libertin est un diminutif.

L’érotisme de profanation est trop attaché à ce qu’il nie pour être une forme de liberté. Il n’est pas toujours signe de force d’âme. J’ai connu un écrivain qui ne parlait que sang et destruction, et qui, comme on lui demandait ce qu’il sentait après avoir tué, répondit qu’après tout, il n’avait tué personne, mais que, s’il l’avait fait, il aurait assurément le sentiment d’être « tombé dans un trou ». Nos sadiques sont souvent bonasses. Il y a des lettres de Sade qui le montrent geignard et timide devant l’opinion. Ni Laclos ni Sade n’ont joué pendant la Révolution française le rôle de 2470391030_7e244f99331Lucifer. Et, par contre, ce que l’on sait de la vie personnelle de Lénine et de Trotski montre qu’ils étaient des hommes classiques. La candeur et l’optimisme des thèses marxistes sur la sexualité n’ont pas grand rapport avec le libertinage. L’aventure d’une révolution se joue sur une scène plus aérée que celle de Sade et, plus qu’à Sade, Lénine ressemble à Richelieu.

Considérons que nos grands érotiques sont toujours la plume à la main : la religion de l’érotisme pourrait bien être un fait littéraire Le propre de la littérature est de faire croire au lecteur qu’on trouverait dans l’homme et dans ce qu’il vit, à l’état concentré, la substance rare que ses œuvres laissent deviner. Ce n’est pas vrai : tout est là, dans le livre, ou du moins le meilleur. Le public aime mieux croire que l’écrivain, comme un être d’espèce inconnue, doit avoir certaines sensations qui contiennent tout, et qui sont comme des sacrements noirs. L’écrivain érotique mise sur cette légende (et l’accrédite d’autant mieux que le sexe est en beaucoup d’hommes le seul accès à l’extraordinaire). Mais il y a là un jeu de miroir entre l’écrit et le vécu. Une bonne part de l’érotisme est sur le papier. L’écrivain non érotique, plus franc, plus courageux, n’élude rien de sa tâche, qui est de changer la vie des signes, à lui tout seul et sans complice.

an-orgy-illustration-from-histoire-de-juliette-by-the-marquis-de-sade-1797-giclee-print-c11720127Quant aux philosophes, il y en a de très grands, comme Kant, qui passent pour avoir été aussi peu érotiques que possible. En principe, comment resteraient-ils dans le labyrinthe de Sade et de Masoch puisqu’ils cherchent à comprendre tout cela ? En fait, ils y sont comme tout le monde, mais avec l’idée d’en sortir. Comme Thésée, ils emportent avec eux un fil. Ecrivains eux aussi, leur liberté de regard ne se mesure pas à la violence de ce qu’ils sentent, et il arrive qu’un morceau de cire leur en apprenne beaucoup sur le monde charnel. La vie humaine ne se joue pas sur un seul registre : de l’un à l’autre il y a des échos, des échanges, mais tel affronte l’histoire qui n’a jamais affronté les passions, tel est libre avec les mœurs qui pense de manière ordinaire, et tel vit apparemment comme tout le monde dont les pensées bd023venus-in-furs-by-leopold-von-sacher-masoch-postersdéracinent toutes choses.

Maurice Merleau-Ponty, octobre 1954



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